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Extrait de Dissidents

Merime se demande si les murmures de la forte-place la réconfortent encore. Ce qui siffle dans les fissures du roc de sa montagne, les trous d’aération et les passages entre chaque pièce creusée lui demeure familier. Est-ce suffisant? Pour aimer l’endroit à nouveau. Pour être chez soi. Chaque petite caverne équarrie à la main, de Bord-Loppe, essouffle l’air comme une flute triste.

Et ça lui semble froid. Merime caresse le grain du bois d’une table. Si usé. Comme si tous ces chants désaccordés l’avaient érodés pendant son absence de quelques années. Seulement quelques-unes, si peu et tant à la fois. Le temps de vivre avec Luölvic, d’avoir deux enfants, de les voir grandir. Ilissia a déjà neuf ans; Féli frôle les six ans. Cette table dans la cuisine près d’un grand four est plus vieille que Merime elle-même. Elle a tourné autour, enfant.

Mais, aime-t-elle l’endroit? Il lui semble que son souvenir valait mieux. Elle aurait toujours adoré la forte-place de Bord-Loppe si elle n’y était jamais partie. C’est ce détachement, ce départ, qui lui fait prendre conscience ce jour d’hui, alors qu’elle attend une vieille marieuse, que les grottes artificielles de la forte-place ne sont plus un chez soi pour elle.
Son choix d’attendre son invitée près des fourneaux dans l’odeur de la banique qui a déjà grillé et du thé chaud ne lui

semble point si étrange. L’âme des foyers est dans la cuisine. De tout temps et dans toutes les demeures communes, on accueille le voyageur près du feu de cuisson. Une forte-place n’y fait guère exception. Merime désirait un lieu où elle se sentirait bien. Elle aura besoin de calme et de réconfort pour parler avec Gaée, l’entremetteuse venue de la cité de Narse. Le reste du fort de falaise qu’est Bord-Loppe est trop public et Merime trop pudique. Son remariage ne concerne personne. Pour l’instant.

Merime inspire fortement. Ce n’est qu’une rencontre officieuse. Elle n’engage à rien, alors pourquoi ce nœud dans son ventre qui se serre et fait un poids? Les mariages sont toujours politiques, sérieux. Merime a eu son bonheur. Elle se prépare donc à accueillir Gaée dans une des cuisines de la forte-place, celle près de ses appartements d’où elle peut entendre ses enfants, s’ils appellent.

La flute triste cesse de chanter. La gouvernante a ouvert la porte de la pièce rocheuse où Merime se trouve, doigts sur le grain lisse du bois. Elle cesse sa caresse. Gaée passe près de la gouvernante, dépose à chaque pas le bout de sa canne et s’y appuie. La dame réputée dans tout Narbrocque est vieille, ronde et grisonnante comme l’étain. Merime se lève et Gaée prend place près d’elle, à la table.